CHAPITRE 11

 

Quand vous n’avez aucun ami et que la femme avec qui vous avez couché la nuit précédente vous a abandonné sans un mot, la tête en vrac, vos options sont limitées. Quand j’étais plus jeune, je partais à la recherche d’une baston sordide dans les rues de Newpest. Résultat, au moins deux mecs poignardés, aucun n’étant moi, et mes premiers pas dans un des gangs de Harlan (section Newpest). Plus tard, j’ai amélioré l’idée en m’engageant dans l’armée ; mes bastons avaient des objectifs et un équipement plus varié mais, comme je l’ai découvert, elles restaient aussi sordides. Je n’aurais pas dû être surpris. Le sergent recruteur des marines ne m’avait posé qu’une question, au fond : combien de combats j’avais gagnés.

J’avais mûri. Mes réactions au malaise chimique étaient moins destructrices. Après quarante minutes de natation dans la piscine du Hendrix, qui n’ont réussi à effacer ni la compagnie torride de Miriam Bancroft ni la gueule de bois du Fusion 9, j’ai fait la seule chose pour laquelle je me sentais prêt.

J’ai commandé des analgésiques et je suis parti pour une virée shopping.

Bay City avait déjà pris son rythme de croisière quand je suis enfin sorti. Le centre commercial était bondé de piétons. Je suis resté deux minutes à l’écart, avant de plonger et de commencer à regarder les vitrines.

Sur Harlan, un sergent des marines au nom étonnant de Serenity Carlyle m’avait tout appris du shopping. Avant, j’employais une technique que l’on pourrait appeler de « l’achat de précision ». Vous identifiez votre cible, vous entrez, vous payez et vous sortez aussi vite que possible. Durant la période que nous avons passée ensemble, Serenity m’a fait changer de philosophie.

— Réfléchis, m’a-t-elle dit un jour dans un café de Millsport. Le shopping, le vrai, le shopping physique, aurait pu disparaître il y a des siècles, s’ils l’avaient voulu…

— « Ils » qui ?

— Les gens. La société. Tout le monde. C’était possible. La vente par correspondance, les supermarchés virtuels, les systèmes de débit automatisés. C’était possible, et ce n’est jamais arrivé. Qu’en déduis-tu ?

À vingt-deux ans, engagé dans les marines après ma période « gangs de rue », je n’en déduisais rien. Carlyle avait croisé mon regard vide et avait soupiré.

— Tu en déduis que les gens aiment le shopping. Qu’il satisfait un besoin d’acquisition primaire ancré au niveau génétique. Quelque chose qui nous vient de nos ancêtres. Oh, bien sûr, il existe des magasins automatiques pour les objets de consommation courante, des systèmes de distribution de nourriture pour les plus pauvres ! Mais il existe également un nombre incroyable de niches commerciales et de marchés spécialisés en aliments et en objets, vers lesquels les clients se déplacent. Pourquoi le feraient-ils si cela ne leur plaisait pas ?

J’avais probablement haussé les épaules, essayant de rester cool.

— Le shopping est une interaction physique, un exercice de prise de décision… un mélange entre la satiété du désir d’acquérir, l’impulsion d’acquérir de nouveau, l’envie d’explorer. Putain, c’est si humain, quand on y pense ! Tu dois apprendre à aimer ça, Tak. C’est comme traverser l’île en hover sans se mouiller. Est-ce que ça t’enlève l’envie de te baigner ? Apprends à apprécier le shopping, Tak. À être souple. À adorer l’incertitude.

Ce matin, je n’étais guère d’humeur à apprécier quoi que ce soit, mais je me suis forcé… je suis resté souple, fidèle au credo de Serenity Carlyle. J’ai commencé par chercher un blouson imperméable, mais ce sont des bottes tout-terrain qui m’ont enfin fait entrer dans le magasin.

Les bottes ont été suivies par un pantalon noir large et un haut croisé doublé qui montait de la taille au cou. J’avais vu des centaines de variations de cette tenue dans les rues de Bay City. Assimilation de surface. Cela suffirait. Après une brève réflexion, j’ai ajouté un bandana en soie rouge sur mon front, dans le style des gangs de Newpest. Pas pour l’assimilation… pour répondre au vague agacement qui enflait en moi depuis hier. J’ai jeté le costume de Bancroft dans une poubelle et laissé les chaussures à côté.

Avant, j’en ai vidé les poches et récupéré deux cartes. Celle de la doctoresse du central de Bay City et celle de l’armurier de Bancroft.

Larkin et Green n’étaient pas seulement les noms de deux vendeurs d’armes, mais celui de deux rues se croisant sur une petite colline, justement appelée Russian Hill. L’autotaxi avait des infos sur le quartier, mais je les ai sautées. La façade du magasin Larkin et Green, « armuriers depuis 2203 », était discrète, bordée de bâtiments aveugles comme s’ils avaient été annexés. J’ai poussé la porte de bois bien entretenue et une odeur d’huile m’est montée aux narines.

L’intérieur me rappelait la salle des cartes de Suntouch House. Il y avait de la place, et la lumière émanait d’immenses fenêtres sur deux étages. Le premier avait été supprimé pour être remplacé par une galerie courant sur les quatre côtés, surplombant le rez-de-chaussée. Les murs étaient couverts de panneaux d’exposition et le centre de la salle était occupé par des chariots transparents qui avaient la même fonction. J’ai senti les vagues fragrances d’un modificateur d’ambiance, une odeur de vieux arbres couverte par celle de l’huile utilisée pour graisser les armes. Le sol était couvert d’un tapis.

Un visage d’acier noir est apparu dans la galerie. Des photorécepteurs verts brillaient à la place des yeux.

— Puis-je vous aider, monsieur ?

— Je m’appelle Takeshi Kovacs, ai-je dit en levant la tête pour croiser le regard du mandroïde. Je viens de la part de Laurens Bancroft. Je cherche du matériel.

— Bien sûr, monsieur, a répondu une voix délicatement masculine, dénuée de toute tonalité commerciale subsonique. M. Bancroft nous a avertis de votre visite. Je suis à vous dès que j’en ai fini avec ce client. Il y a des fauteuils sur votre gauche et un placard de rafraîchissements. Servez-vous, je vous prie.

La tête a disparu, des murmures que j’avais entendus en entrant ont repris. J’ai localisé le meuble à rafraîchissements. Il était rempli d’alcool et de cigares ; je l’ai refermé. Les analgésiques avaient calmé la gueule de bois du Fusion 9, mais je n’étais pas en état d’abuser d’autre chose.

Avec un léger choc, j’ai pris conscience que j’avais passé la journée sans une cigarette. Je me suis dirigé vers le présentoir le plus proche, où se trouvait une sélection de sabres de samouraïs. Il y avait des dates accrochées sur les fourreaux. Certains étaient plus vieux que moi.

Le présentoir suivant proposait des armes à projectiles marron et gris qui semblaient avoir poussé plutôt qu’avoir été fabriquées. Les canons pointaient hors d’une enveloppe au design organique. Eux aussi dataient du siècle dernier. J’essayais de déchiffrer l’écriture complexe sur un canon quand j’ai entendu un pas métallique sur l’escalier derrière moi.

— Monsieur a-t-il trouvé quelque chose à sa convenance ?

Je me suis tourné pour faire face au mandroïde. Son corps était de métal noir et poli, moulé selon la configuration d’un humain mâle archétypique. Seules les parties génitales étaient absentes. Le visage était long et fin, assez bien dessiné pour retenir l’attention malgré son immobilité. La tête était sculptée, et des traits symbolisaient des cheveux épais coiffés en arrière. On ne voyait pratiquement plus la légende inscrite sur sa poitrine : « Mars Expo 2076 ».

— Je regarde, ai-je dit en montrant les armes. Elles sont faites en bois ?

Le regard photorécepteur vert s’est tourné vers moi.

— C’est exact, monsieur. Les crosses sont en hybride de hêtres. Ces armes sont fabriquées à la main. Kalachnikov, Purdey et Beretta. Nous proposons les produits de tous les fabricants européens. Êtes-vous intéressé par un modèle particulier ?

J’ai regardé de nouveau. Il y avait une poésie curieuse dans les formes de l’arme, un mélange de férocité fonctionnelle et de grâce organique, quelque chose qui demandait à être cajolé ou utilisé.

— Elles sont un peu… trop ornées pour moi. Je pensais à quelque chose de plus pratique…

— Certainement, monsieur. Pouvons-nous partir du principe que monsieur n’est pas un novice dans ce domaine ?

J’ai souri à la machine.

— Nous pouvons.

— Si monsieur voulait bien me dire quelles étaient ses préférences dans le passé ?

— Smith & Wesson 11 mm magnum. Pistolet à fléchettes Ingram 40. Lance-particules Sunjet. Mais ce n’était pas avec cette enveloppe…

Les récepteurs ont brillé. Aucun commentaire. Il n’avait peut-être pas été programmé pour plaisanter avec des membres des Corps diplomatiques.

— Et que cherche monsieur pour cette enveloppe ?

J’ai haussé les épaules.

— Quelque chose de subtil et quelque chose de moins subtil. Des armes à projectiles. Et un poignard. L’arme la plus lourde doit ressembler au Smith.

Le mandroïde s’est immobilisé. Je pouvais presque entendre les cliquetis des recherches de données. Je me suis demandé un instant comment cette machine était arrivée là. Elle n’avait clairement pas été conçue pour ce travail.

Sur Harlan, il n’y a pas beaucoup de mandroïdes. Ils coûtent une fortune à construire, comparés aux synthétiques ou aux clones, qui sont pourtant plus adaptés à de nombreux métiers. La vérité est qu’un robot humain est un mélange inutile entre deux fonctions disparates : une intelligence artificielle, qui fonctionne beaucoup mieux sur une unité centrale, et un corps résistant que la plupart des constructeurs de cyberingéniérie décident de spécialiser.

Le dernier robot que j’avais vu sur Harlan était un crabe jardinier.

Les photorécepteurs ont brillé un instant, et la posture du robot s’est débloquée.

— Si monsieur veut bien me suivre… Je pense avoir trouvé la combinaison correcte.

J’ai suivi la machine à travers une porte qui se fondait si bien dans le décor du mur que je ne l’avais pas vue, puis dans un étroit couloir qui a débouché sur une longue salle aux murs de plâtre brut où étaient alignées des caisses de fibre de glace. Quelques personnes travaillaient dans la pièce. L’air était empli du claquement des armes dans des mains expertes. Le mandroïde m’a conduit vers un petit homme aux cheveux gris vêtu d’une combinaison tachée de graisse qui démontait un lance-éclairs électromagnétique comme s’il découpait un poulet rôti.

Il a levé les yeux quand nous nous sommes approchés.

— Chip ? a-t-il dit à la machine, m’ignorant complètement.

— Clive, je vous présente Takeshi Kovacs. C’est un ami de M. Bancroft. Il recherche du matériel… J’aimerais que vous lui montriez les pistolets Philips et Nemex avant de le présenter à Sheila pour qu’il choisisse une arme blanche.

Clive a acquiescé et a poussé l’électromag.

— Par ici.

Le mandroïde m’a touché le bras.

— Si monsieur a besoin de quoi que ce soit, il pourra me trouver dans la salle de démonstration.

Il a fait un signe rapide et il s’est éclipsé. J’ai suivi Clive le long de caisses où différentes armes de poing étaient posées sur des piles de confettis en plastique. Il en a choisi une et s’est retourné vers moi.

— Nemesis X, deuxième série, a-t-il dit en me tendant le pistolet. Le Nemex. Fabriqué sous licence pour Mannlicher-Schoenauer. Il tire une balle chemisée avec un propulseur spécifique appelé Druck 31. Très puissant, très précis. Le chargeur contient dix-huit cartouches. Un peu massif, mais utile dans une fusillade. Soupesez-le.

J’ai pris l’arme et je l’ai tournée dans mes mains. C’était un gros pistolet, un petit peu plus long que le Smith & Wesson, bien équilibré. Je l’ai changé de main un moment pour m’habituer à lui et j’ai visé une cible imaginaire. Clive attendait patiemment à côté de moi.

— D’accord, ai-je dit en le lui tendant. Quelque chose de plus « subtil », maintenant ?

— Le Philips, a dit Clive en plongeant la main dans les confettis et en farfouillant jusqu’à en sortir un pistolet gris, deux fois plus petit que le Nemex. Projectile d’acier plein. Il utilise un accélérateur électromagnétique. Complètement silencieux, précis à vingt mètres. Pas de recul… et il possède une option d’inversion de champ sur le générateur pour récupérer les projectiles sur la cible. Capacité, dix projectiles.

— Batteries ?

— Entre quarante et cinquante décharges. Après, vous perdrez de la vélocité à chaque tir. Nous fournissons deux batteries de remplacement et un kit de rechargement compatible avec toutes les prises domestiques.

— Avez-vous un stand de tir ? Un endroit où je puisse les essayer ?

— Derrière. Mais ces deux joujoux sont livrés avec des disques d’exercices de tirs de combat virtuels. La correspondance entre les performances virtuelles et réelles est parfaite. La garantie couvre tout incident qui pourrait en résulter…

— Voilà qui est rassurant.

Si un cow-boy profitait des défauts de mon arme pour me mettre une balle dans la tête, il était bon de savoir que la garantie couvrait le réenveloppement. Les remboursements pour malfaçon étaient toujours très lents.

Mon mal de crâne commençait à percer les défenses des analgésiques. Le tir sur cibles n’était peut-être pas indiqué. Je n’ai pas demandé le prix. Ce n’était pas mon argent.

— Des munitions ?

— Elles sont livrées en boîte de cinq pour les deux pistolets, et nous vous offrons un chargeur gratuit avec le Nemex… une promotion valable pour toutes les armes de notre nouvelle collection. Cela suffira-t-il ?

— Pas vraiment. Ajoutez deux boîtes de cinq pour chaque.

— Dix chargeurs chacun ? (Il y avait un respect empli de doute dans la voix de Clive. Dix chargeurs représentaient beaucoup de munitions… mais j’ai découvert que, certaines fois, mieux valait remplir l’air de balles que toucher sa cible.) Et vous vouliez une lame, c’est cela ?

— C’est exact.

— Sheila !

Clive s’est retourné pour appeler une grande femme aux cheveux courts assise en tailleur sur une caisse, les mains sur ses genoux, un masque virtuel gris sur le visage. Elle a regardé autour d’elle en entendant son nom, s’est souvenue qu’elle portait un masque et l’a retiré en clignant des yeux. Clive lui a fait signe et elle s’est dépliée, titubant légèrement sous le choc du soudain retour à la réalité.

— Sheila, ce monsieur cherche de l’acier. Vous voulez bien l’aider ?

— Bien sûr, a dit la femme en tendant une main maigre.

Je lui ai serré la main.

— Takeshi Kovacs. J’ai besoin de quelque chose à lancer dans l’urgence, une arme de petite taille. Je dois pouvoir l’attacher à l’avant-bras.

— D’accord, a-t-elle répondu avec amabilité. Vous voulez venir avec moi ? En avez-vous terminé avec Clive ?

Clive a acquiescé.

— Je vais porter vos achats à Chip, qui les emballera. Voulez-vous les faire livrer ou les emporter ?

— Je les emporte.

— C’est ce que je pensais.

Le bureau de Sheila était une petite pièce rectangulaire ornée de deux cibles silhouettes sur un mur et d’un attirail d’armes allant du stylet à la machette. Elle a choisi un couteau noir et plat avec une lame de métal gris de quinze centimètres de long.

— Un poignard Tebbit, a-t-elle dit d’un ton détaché. Très méchant.

Et, avec le même détachement, elle s’est tournée et a lancé l’arme sur la silhouette de gauche. La lame a tranché l’air comme si elle était vivante et s’est enfoncée dans la tête.

— Lame en alliage d’acier au tantalum, gaine en toile de carbone. Il y a un silex dans le pommeau pour l’équilibre et, bien sûr, vous pouvez les assommer avec si vous ne vous servez pas du côté tranchant.

Je me suis approché de la cible et j’ai libéré le poignard. La lame était étroite et aiguisée comme un rasoir de chaque côté. Un canal courait au centre, délimité par une fine ligne rouge incrustée de caractères complexes. J’ai orienté la lame pour essayer de les lire, mais je ne connaissais pas le code.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Quoi ? demanda Sheila en s’approchant. Ah oui ! codage d’arme biologique. Le canal est empli de C-381. Il produit des composés cyanidés en contact avec l’hémoglobine. Loin des bords, si vous vous coupez, pas de problème. Mais si vous l’enfoncez dans quelque chose qui contient du sang…

— Charmant.

— Je vous ai dit qu’il était méchant, n’est-ce pas…

Il y avait de la fierté dans sa voix.

— Je le prends.

Dehors, dans la rue, alourdi par mes achats, il m’est venu à l’idée que j’avais besoin d’un blouson, au moins pour dissimuler mon nouvel arsenal. J’ai cherché un autotaxi des yeux, mais il faisait assez beau pour marcher. Au moins jusqu’à ce que ma gueule de bois disparaisse.

J’avais dépassé trois pâtés de maisons quand je me suis rendu compte que j’étais filé.

Le conditionnement des Diplos, luttant pour se réveiller derrière le Fusion 9, m’a prévenu. Mes sens de la proximité améliorés ont repéré la silhouette apparue une fois de trop dans l’angle mort de ma vision.

L’homme était bon. Dans une partie plus peuplée de la ville, je l’aurais peut-être raté mais, ici, les piétons étaient trop rares pour lui permettre de se camoufler.

Le Tebbit était attaché à mon avant-bras dans un étui de cuir à dégainage neural, mais aucun de mes pistolets n’était accessible sans que mes gestes avertissent mon nouvel ami que je l’avais repéré. Essayer de le semer ? J’ai abandonné l’idée aussitôt. Ce n’était pas ma ville. J’avais la gueule de bois et j’étais trop chargé. Qu’il m’accompagne donc faire les courses…

J’ai accéléré un peu et je me suis dirigé dans le centre commercial, où j’ai trouvé une veste de laine rouge et bleu décorée de totems inuits. Ce n’était pas ce que j’avais en tête, mais elle paraissait chaude et elle avait de grandes poches. J’ai payé à la caisse du magasin et j’en ai profité pour jeter un œil sur mon compagnon.

Jeune, caucasien, les cheveux bruns.

Je ne le connaissais pas.

Nous avons traversé tous les deux Union Square, pour assister à la dispersion d’une nouvelle manifestation contre la résolution 653. Les chants se dissipaient, les gens s’éloignaient, et l’aboiement métallique de la sono commençait à se transformer en gémissement. J’aurais pu me fondre dans la foule, mais je n’en avais plus l’obligation. Si l’homme avait des intentions violentes, il aurait agi dans le calme des collines. Il y avait trop de monde ici pour essayer de me tuer.

J’ai traversé le rassemblement, refusé un prospectus, puis je me suis dirigé au sud vers Mission Street et le Hendrix.

Au cours de ma promenade, j’ai pénétré par inadvertance dans le rayon de projection d’un dealer. Aussitôt, ma tête s’est remplie d’images. Je me déplaçais dans une allée pleine de femmes dont les vêtements étaient conçus pour révéler plus que la simple nudité. Des bottes qui transformaient les jambes en tranches de chair à consommer, des cuisses avec des bandes en forme de flèches indiquant le chemin, des structures soulevant les seins pour les révéler, de lourds pendentifs nichés dans des décolletés dégoulinant de sueur. Les langues pointaient entre des lèvres peintes en rouge cerise ou noir cercueil.

Une vague glaciale a déferlé sur moi, effaçant le désir moite et transformant les corps en une expression abstraite de féminité. J’ai calculé les angles et les circonférences des protubérances comme une machine, dressant la carte de la géométrie de chair et de sang comme si ces femmes n’étaient que des plantes.

Bêtathanatine. La Faucheuse.

Dernier dérivé d’une famille de composés chimiques conçus pour les recherches sur la mort imminente au début du millénaire, la bêtathanatine mettait le corps humain dans un état aussi proche que possible de l’électroencéphalogramme plat sans dégâts cellulaires importants. Les stimulants de contrôle de la Faucheuse induisaient également un fonctionnement clinique de l’intellect qui avait permis aux chercheurs de se mettre artificiellement en état de mort imminente sans l’émotion et l’émerveillement qui auraient pu gâcher leurs observations. À plus petites doses, la Faucheuse produisait une indifférence glaciale à la douleur, l’excitation, la joie ou la tristesse. Le détachement devant un corps nu féminin, détachement que simulaient les hommes depuis des siècles, était à présent disponible en capsule. Le produit était spécialement conçu et marketé pour les adolescents mâles.

C’était également une drogue militaire idéale. En chevauchant la Faucheuse, un moine de l’ordre de Rêve de Godwin pouvait mettre le feu à un village plein de femmes et d’enfants et ne rien ressentir, hormis une certaine fascination pour la façon dont les flammes faisaient fondre les chairs et les os.

La dernière fois que j’avais utilisé de la bêtathanatine, c’était dans des combats de rue sur Sharya. Une dose complète, pour abaisser la température du corps et ralentir le cœur à une fraction de son rythme. Tout ce qu’il fallait pour tromper les détecteurs antipersonnel sur les tanks-araignées sharyens. Sans signature à infrarouge, on pouvait s’approcher, escalader une patte et faire sauter les écoutilles à la grenade. Secoués par l’onde de choc, les membres d’équipage étaient ensuite aussi faciles à massacrer que des chatons.

— J’ai du Raide, mec, a dit une voix rauque.

J’ai éliminé la transmission et j’ai regardé le visage blafard qui s’adressait à moi sous la capuche. L’unité de transmission était fixée sur son épaule, les diodes rouges me clignant de l’œil comme des yeux de chauve-souris. Sur Harlan, il y avait des règles strictes concernant l’utilisation des disséminations cérébrales directes et les émissions, même accidentelles, pouvaient générer des violences comparables à celles produites par un verre renversé dans un bar. J’ai tendu un bras et repoussé durement le dealer. Il a trébuché contre la devanture d’un magasin.

— Eh…

— Fais pas chier, mec, j’aime pas ça.

J’ai vu sa main foncer vers sa ceinture et j’ai deviné ce qui allait se passer. J’ai ciblé ses yeux…

Et je me suis retrouvé face à face avec une masse de chair humide et dégoûtante de deux mètres de haut. Des tentacules ont dardé vers moi ; ma main allait atteindre un sphincter bordé de longs cils noirs. Ma gorge s’est soulevée. À la limite du vomissement, j’ai poussé contre les cils et j’ai senti le sphincter céder sous la pression.

— Tu veux continuer à voir, tu débranches ta merde.

La masse de chair a disparu et je me suis retrouvé face au dealer, les doigts appuyés contre la rondeur de ses globes oculaires.

— Ça va, mec, ça va, a-t-il dit, les mains levées. Tu en veux pas, tu l’achètes pas. J’essaie seulement de gagner ma vie…

J’ai reculé d’un pas pour lui laisser la place de se désincruster de la façade du magasin.

— D’où je viens, on n’entre pas dans la tête des gens par surprise, lui ai-je expliqué.

Mais il avait déjà senti mon recul et il m’a fait un geste du pouce que j’ai considéré comme obscène.

— Je m’en branle d’où tu viens ! Putain de sauterelle ! Casse-toi !

Je l’ai laissé là, me demandant en traversant la rue s’il y avait une différence entre lui et les généticiens qui avaient implanté le Fusion 9 dans l’enveloppe de Miriam Bancroft.

Puis j’ai fait une pause au coin et j’ai penché la tête pour allumer une cigarette.

Milieu de l’après-midi. La première de la journée.

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